“Un printemps turc s’est levé hier”
- Sacha Mourat
- 22 mars
- 6 min de lecture
Un article personnel sur les protestations étudiantes qui ont eu lieu le vendredi 21 mars 2025

Quelque chose de cette journée du 21 mars 2025 restera profondément ancré dans ma mémoire : Beyazit, devant l’Université d’Istanbul. Les étudiants de toutes les facultés de la ville s’étaient donnés rendez-vous pour protester contre l’accentuation de la dérive autoritaire en Turquie.
Des professeurs, des étudiants, des lycéens, constituaient ces cortèges de la colère, qui s’unissaient aux cris vengeurs d’une liberté accaparée. Ces flots humains de rouge et de blanc emplissaient l’entrée de l’université, celle-là même qui avait fait annuler le diplôme du du maire d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu, principal opposant à Erdoğan pour la présidentielle de 2028.
Le motif de cette annulation, qui a précédé son arrestation pour “corruption et association terroriste” ? Celui d’une incompatibilité entre son diplôme reçu au sein d’une université nord-chypriote et celui de la faculté d’Istanbul qui lui avait pourtant validé son dossier il y a deux décennies. Cette décision était directement liée à la future élection présidentielle où İmamoğlu est perçu comme l’adversaire principal de l’AKP (Parti de la Justice et du Développement, Islamo-conservateur), le parti au pouvoir. Depuis une révision constitutionnelle de 2017 insufflée par Erdoğan, il est obligatoire pour un élu de justifier un diplôme de 4 ans au sein de l’enseignement supérieur (équivalent d’une licence en France) afin de se présenter à l’élection présidentielle.
Face à cette révision constitutionnelle qui concentrait les pouvoirs dans les mains d’un homme, les critiques ont fait apparaître une contradiction. Erdogan, qui a toujours fait campagne en vantant ses origines populaires, n’a jamais mis en avant ses diplômes dans sa carrière politique. L’enseignement supérieur étant majoritairement un privilège des milieux favorisés, surtout dans les grandes universités d’Istanbul, l’opposition avait pointé du doigt le fait que Erdoğan n’avait pas pu, selon sa propre “origin story”, obtenir de diplôme dans sa jeunesse. Ömer Başoğlu, opposant à Erdoğan, accuse en 2014 dans son livre le président turc de falsification. En mars 2015, il est retrouvé mort et des soupçons entourent toujours sa disparition opportune.
Ainsi, pour l’opposition se dresse l’ironie dans ce drame : Erdoğan n’est lui-même pas exempte de critique sur son certificat de diplôme obtenu à l’université de Marmara (Istanbul), soupçonné d’être faux. Le faussaire annulant les diplômes des autres est ainsi l’un des slogans favoris des protestataires, lorsqu’ils crient “Diplomasız Erdoğan”, “Erdoğan sans diplôme”, face aux policiers qui les observent, armes à la main.
Le diplôme d'İmamoğlu annulé, le gouvernement est passé en force le lendemain, en arrêtant l’édile stambouliote à son domicile. Face à son téléphone, nouant sa cravate autour du cou comme pour sceller son destin, marquant un visage inquiet et parlant d’un ton grave, le maire d’Istanbul a tourné une vidéo qui a par la suite été publiée et partagée sur les réseaux sociaux.
Time - Turkish police arrest Istanbul mayor and popular opposition Leader Ekrem Imamoglu, 19 mars 2025
“Nous faisons face à une vraie tyrannie, mais je voulais vous dire que cela ne me décourage pas. [...] Je m’en remets à ma nation.” “Je continuerai la lutte contre cette personne [Erdoğan] et son esprit qui utilise toute cette procédure [judiciaire et politique] comme d’un appareil.”
Extrait de la vidéo d’arrestation postée par İmamoğlu sur ses réseaux sociaux
Il est arrêté avec 108 autres personnes officiellement pour “corruption et association terroriste avec le PKK” [Parti des Travailleurs du Kurdistan, organisation kurde reconnue terroriste par l’UE et la Turquie]. Dans la foulée, le milieu enseignant est victime de la répression. La professeure Naciye Aylin Ataay, enseignante à la faculté de gestion de Galatasaray, a vu son diplôme également annulé et l’obligation pour elle de rembourser à l’Etat turc l’intégralité des salaires qu’elle a perçu comme professeure. L’arrestation d'İmamoğlu a lieu dans un contexte de primaires du principal parti d’opposition turc : le Parti républicain du peuple (CHP), kémaliste de centre-gauche. Très populaire, İmamoğlu devait être sélectionné lors d’un congrès, le dimanche 23 mars, pour représenter son parti à la prochaine élection présidentielle en 2028. Son arrestation était également un moyen d’arrêter un opposant trop dangereux et menaçant pour le pouvoir.
La ville d’Istanbul a également été placée sous l’autorité d’un administrateur du gouvernement, qui a directement décrété l’interdiction de toute manifestation dans la métropole jusqu’à dimanche.
Les étudiants turcs de toutes les universités sont descendus dans les rues dès le lendemain de la nouvelle, distribuant des tracts et communicant sur les réseaux sociaux. Des assemblées provisoires sont organisées dans les campus, où on parle des difficultés de la vie en Turquie, de l’inflation, de la montée des féminicides, de la répression, et bien d’autres sujets compliqués à évoquer en public (le président du principal syndicat patronal de Turquie avait été arrêté pour avoir souligné l’importance de la crise économique).
Sur place, en face de la grande porte de l’université d’Istanbul le vendredi 21 mars, un jeune étudiant cagoulé vient vers moi et me tend un t-shirt blanc flanqué Galatasaray qu’il tient dans ses mains et me dit en Français :
“On a un t-shirt pour toi si tu veux”
Il avait compris que je ne pouvais pas me cacher le visage et m’a proposé ce t-shirt pour que je puisse le couvrir. Il m’explique ensuite que la police a des caméras qui filment le visage des manifestants, afin de pouvoir les retrouver et “toquer à leur porte”. Dans la matinée, une amie turque m’avait demandé si j’avais besoin de produits contre les sprays au poivre utilisés par la police, tout en me recommandant un lieu où l’on distribuait des masques de peinture, résistant aux gaz lacrymogènes.
En y repensant, très peu de jeunes étaient à visage découvert. La police les regardait, attendant patiemment les ordres et multipliant les manœuvres pour ne pas faire oublier leur présence. Les rangées de boucliers se multipliaient autour de la foule, faisant ressentir qu’à n’importe quel instant la charge était inéluctable.
Beaucoup sont restés jusqu’à tard le soir en se rendant devant la mairie d’Istanbul où une grande affiche d'İmamoğlu a été installée. Ils ont continué de protester et d’appeler au retour du maire et à la fin de la répression.

Ce matin on décompte 340 arrestations selon le ministère de l’intérieur turc dans tout le pays. Sans avoir le compte exact, j'apprends que de nombreux étudiants de Galatasaray ont été arrêtés. 37 personnes avaient également été arrêtées pour avoir republié sur les réseaux des posts condamnant l’arrestation du maire.
La spirale de la répression va s’accroître jusqu’à dimanche mais il est désormais officiel que la Turquie bascule dans un nouveau régime, plus répressif, plus violent, qui plonge toute une génération dans la peur, la colère et l’incertitude.
Néanmoins, un printemps turc s’est levé hier, car la jeunesse est descendue pour protester et continuer d’espérer. Une Turquie démocratique n’a jamais paru aussi éloignée et proche à la fois. La surprise, l’inquiétude se mêlent à l’espoir et à la certitude lorsque l’on observe ces étudiants continuer de marcher, de protester, de crier à l’injustice. Si d’autres sont arrêtés, de nouveaux surgissent pour combattre la peur, appelant les autres à les rejoindre.
Grenades, boucliers, balles en caoutchouc et canons à eau, ne semblent pas pouvoir arrêter cette longue marche vers la liberté. Malgré les embûches et les détours, cette jeunesse continue de persévérer dans l’avènement d’une société plus libre, plus inclusive et plus démocratique.
Cet article est dédié à toutes et tous les jeunes turcs qui se battent pour la liberté, la justice et le droit.
Sacha Mourat
Afin de soutenir le mouvement étudiant, voici la liste des principales universités de Turquie au sein desquelles les étudiants ont participé aux protestations :
Galatasaray University
Istanbul University
Yıldız Teknik University
Turkish-German University
Boğaziçi University
ITU
Marmara University
Ege University
Ankara University
ODTÜ University
Bilkent University
Hacettepe University
Anadolu University
Osmangazi University
Kocaeli University
KTÜ
Bartin University
Antalya University
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